La place, la foule et Aldo Rossi
Intensif
Licence 2/3, Master 1/2, intersemestre
Encadrants responsables
Can Onaner avec Thibaut Barrault,
Cyril Pressacco, Guillaume Grall,
Joseph Rupp et Benjamin Giraudon
« Il y a des œuvres qui sont un événement originel dans la constitution de la ville et qui perdurent et se caractérisent avec le temps en transformant leur fonction ou en refusant leur fonction originelle au point de constituer un morceau de ville, si bien que nous les considérons plus d’un point de vue strictement urbain que d’un point de vue architectural. Il y a des œuvres qui marquent une nouvelle constitution, qui sont le signe d’un nouveau temps dans l’histoire urbaine ; elles sont pour la plupart liées à des périodes révolutionnaires, à des événements décisifs dans le cours de l’histoire de la ville».
Aldo Rossi, L’architecture de la ville, 1966
Le point de départ de cet enseignement s’inscrit dans le cadre thématique proposé pour le workshop inter-semestre - à savoir l’espace public - tout en anticipant un colloque de recherche autour de la figure de l’architecte et théoricien Aldo Rossi, l’enjeu indirect étant de produire collectivement un travail qui serait exposé pendant le colloque envisagé pour 2016.
Le projet pédagogique est singulier et atypique à plusieurs égards : historiquement d’abord, puisqu’il s’agit de reconsidérer l’apport théorique et pratique de l’œuvre de Rossi dans le contexte actuel des événements de révoltes urbaines et d’occupation des places. Théoriquement ensuite, parce que le projet pédagogique répond à une hypothèse spéculative : l’architecture et la théorie rossiennes trouvent un champ d’expérimentation pratique dans la lecture architecturale, spatiale et morphologique des occupations de l’espace public.
Sous occupation, la place génère un espace-temps singulier : un milieu coupé du reste de la ville ; une temporalité suspendue mettant entre parenthèse le destin d’un pays. L’architecture est à plusieurs égards partie prenante de l’événement : en tant que projet, elle peut en être le point de départ comme à Taksim, avec le projet de centre commercial à la place du parc Gezi ; en tant qu’espace, elle est le réceptacle de l’événement ; en tant que forme bâtie et surface d’inscription, elle en devient la matière et le symbole.
Il s’agirait alors d’interroger la dimension architecturale des phénomènes urbains de révolte, le rôle qui y est joué par l’espace public physique, les formes spatiales qu’ils génèrent, la manière dont leurs différentes échelles, temporalités et rythmes s’adaptent aux formes permanentes de l’architecture urbaines ou au contraire transgressent ces permanences et remettent en question la dimension institutionnelle de l’architecture. Et c’est précisément à ces questions que l’architecture de Rossi serait susceptible d’apporter, non pas des réponses, mais des outils analytique et prospectifs expérimentaux.
TROIS PLACES
L’avenue Habib-Bourguiba à Tunis, tracé colonial aménagé à partir de 1881 sur l’emplacement d’une ancienne esplanade, est un espace public longitudinal. La place Tahrir au Caire, aménagée dès le XIXème siècle, s’apparente d’avantage à un rond point sans limite précise, qu’à une place aux contours délimités. La place Taksim à Istanbul et le parc Gezi qui lui est attenant forment un espace public dilaté, dessiné par Henry Prost entre 1939 et 1942.
De 2011 à 2013, ces trois places aux morphologies différentes deviennent le théâtre d’occupations et d’affrontements violents entre la population et les forces de l’ordre.
Au cours de ce workshop, elles seront les lieux qui accueillent les scénarios d’événements impliquant directement l’architecture dans son rapport à la présence éphémère, à la permanence et à la ruine.
TROIS SCENARIOS
Les architectures de Rossi s’apparentent à des barricades métaphoriques contre les flux de la marchandise et l’accumulation propre à l’économie néocapitaliste; elles sont les théâtres où se confrontent les personnages humains et architecturaux, symboles des différents pouvoirs organisant la cité; elles sont les portiques qui abritent les vicissitudes des événements de la vie quotidienne, dans l’attente d’un changement radical qui transformerait le visage de la ville.
Barricades, Théâtres et Portiques sont les bases thématiques de scénarios qui serviront à distinguer différentes façons de penser le rapport entre la place, la foule et l’architecture, selon différentes figures urbaines, selon différents usages et temporalités, entre architectures éphémères et permanences instituantes, entre tactiques contingentes et stratégies préétablie, entre actions spontanées et projets inscrits dans la durée, entre prédominance de la foule insurrectionnelle et prérequis d’un projet d’architecte.
DEVENIR ARCHITECTURAL DE LA FOULE, DEVENIR FOULE DE L’ARCHITECTURE
L’ensemble des propositions qui fait l’objet de 9 groupes d’étudiants, associant une place à un scénario, développera d’un point de vue narratif l’évolution de l’appropriation de l’espace en différents temps et mettra l’accent sur un double mouvement qui implique la foule et l’architecture : un devenir architectural de la foule, simultanément à un devenir foule de l’architecture.
Le premier mouvement identifie, questionne et caractérise les formes et organisations qui apparaissent dans une foule en mouvement. La foule joue à égalité avec l’architecture. Elle devient mur, barrière, ombre, lumière. La ronde devient cercle, la queue devient ligne, la ligne devient mur, le mur devient support. Puis ce support accueille une nouvelle foule qui recommence sa transformation en architecture. Dans ce processus continu la foule monte en puissance. En somme, elle possède un devenir-architecture.
Le second mouvement se propose par analogie d’animer l’architecture. Si une des qualités de l’architecture est d’être labile, la réalité matérielle cantonne souvent l’architecture au rôle de support d’expression changeant. Il s’agit ici, par l’aide des médiums utilisés - la maquette, la photographie et le film d’animation -, de personnifier les architectures de la place, de donner vie à de nouveaux dessins, pour de nouvelles histoires. L’architecture joue à égalité avec la foule, elle s’anime avec elle, réagit à ses mouvements, propose des alternatives, modifie l’espace disponible.
STRATÉGIE DE REPRÉSENTATION
Les projets de Rossi sont ici appelés à servir de références pour leurs caractères fictionnels ainsi que leur capacité à suggérer le devenir humain de l’architecture aussi bien que le devenir architectural de l’homme.
Chaque composant des scénarios bascule de la réalité au projet, puis du projet à la fiction. La tension entre réalité et projet est organisée par une stratégie de représentation spécifique qu’est l’association de la maquette en bois au 1/200ème et le lm construit à partir de photographies de maquette. La maquette qui devient elle-même le support d’un lm, déplace les enjeux habituels du projet architectural vers la fiction architecturale : stratégie de projet et stratégie de représentation font un.
Le rapport que la représentation entretient avec le réel met entre parenthèses les problématiques de la construction et du programme. Les projets sont des possibilités théoriques, voire idéologiques, qui questionnent le devenir de l’architecture dans un lieu donné et par rapport à une histoire donnée : son rapport à la permanence comme à la présence éphémère de l’architecture.